Quatre mois après la chute de Ben Ali, les Tunisiens ne bénéficient que d’une « semi-liberté d’expression »

Lors des manifestations du vendredi 6 mai à Tunis, une quinzaine de journalistes ont été agressés par les forces de l’ordre. Sur la vidéo amateur que nous publions, on voit même des policiers investissant les locaux du premier quotidien du pays. Zine el-Abidine Ben Ali parti, la Tunisie ne semble toujours pas un paradis pour les journalistes.

La scène est filmée depuis un immeuble voisin. « Ils sont entrés dans [l’immeuble] de La Presse ! » dit celui qui filme. Cinq agents de police sont à la poursuite d’Abdelfattah Belaïd, journaliste à « La Presse » et photographe pour l’AFP. Ce dernier affirme qu’il était en train de photographier les manifestants, avec deux collègues, lorsqu’ils ont été chargés par des policiers qui les ont poursuivis jusque dans les locaux du quotidien. Le journaliste affirme avoir été frappé avec des barres de fer et des matraques.

Capture d'écran d'une vidéo montrant un policier pénétrant au local du journal "La Presse".

À la suite de ces incidents, le ministère de l’Intérieur a présenté ses excuses aux journalistes. Lors d’un entretien accordé le 8 mai à des journalistes, le Premier ministre, Béji Caid-Essebsi, a toutefois donné une autre version des faits. Il a affirmé que les policiers se trouvaient devant le siège du journal lorsqu’ils ont reçu une brique lancée depuis le toit du bâtiment. Furieux, ils seraient rentrés dans l’immeuble pour interpeller le responsable, qu’ils auraient confondu avec le journaliste. Quant aux 13 journalistes agressés ce jour-là, le Premier ministre a déclaré ne pas en avoir entendu parler. Contacté par FRANCE 24, Hmida Ben Romdhane, le directeur du titre « La Presse », a soutenu la version des autorités.

Ces incidents surviennent à une semaine de la remise du prix Grand Reporter Albert-Londres qui se tiendra… à Tunis.

 

« Des agents, souvent en civil, agressent des blogueurs ou de simples citoyens qui prennent des photos ou filment les manifestations »

Soufiane Ben Farhat est rédacteur en chef du service international du journal « La Presse ». Il s’est insurgé contre les agressions à l’encontre des journalistes dans une tribune publiée dimanche dans les colonnes de son journal.

Nous avons organisé une marche lundi, depuis le local de notre journal jusqu’au siège du ministère de l’Intérieur, pour protester contre ces pratiques.

Personnellement, je ne crois pas à la version officielle qui a été donnée par le gouvernement. Abdelfattah Belaïd a été poursuivi depuis l’avenue principale. Lorsque les policiers l’ont attrapé, ils l’ont appelé par son nom, preuve qu’il était personnellement visé. Il faut dire que les photos qu’il a prises durant la révolution étaient souvent à charge contre la police. De plus, ils lui ont pris tout son matériel et ne l’ont même pas consigné au ministère de l’Intérieur, comme le stipule pourtant la loi.

Aujourd’hui, la police veut continuer à travailler dans l’impunité. Des agents, souvent en civil, agressent même des blogueurs ou de simples citoyens qui prennent des photos ou filment les manifestations. La censure sur Internet refait surface [certaines pages Facebook affichent notamment ‘cette page a été censurée par le tribunal militaire’]. Et aucune licence n’a encore été attribuée à une chaîne de radio ou de télévision privée [la seule chaîne privée qui a vu le jour depuis le 14 janvier émet depuis la Jordanie]. Les entretiens qu’accorde par exemple le Premier ministre ne sont jamais retransmis en direct. Les journalistes qui y participent sont choisis par le gouvernement et les questions soumises à l’avance.

Nous ne bénéficions que d’une semi-liberté d’expression. Certes, c’est mieux qu’avant mais il y a encore beaucoup à faire. »

« Cela est inacceptable mais naturel pour un pays qui sort d’une si longue période de dictature »

Sofiene Chourabi est journaliste indépendant, lauréat du prix algérien de la liberté de la presse Omar-Ouartilane.

Il est évident que la police n’est pas prête aujourd’hui à nous laisser travailler librement. Cela est inacceptable, mais naturel pour un pays qui sort d’une si longue période de dictature. Il ne faut pas s’attendre à ce que les choses s’améliorent du jour au lendemain.

Aujourd’hui, les chaînes de télévision et de radio invitent les représentants de tous les partis, montrent les manifestations et parlent de chômage et de corruption. Trois journaux de la presse écrite ont également vu le jour. Certes, il y a un manque d’impartialité dans le traitement de l’information parce que ce sont les journalistes d’avant la révolution qui sont en poste. Mais je pense que les choses s’amélioreront progressivement. »